À l’épreuve de la Mélancolie :

eaux-fortes et dessins de Thomas Bouquet

 

La tradition classique et figurative reposait sur l’antériorité du dessein par rapport au dessin : la forme mentale à l’intérieur du cerveau de l’artiste précédait la forme graphique qui la rendait visible à l’extérieur, sur le papier. Le trait se voyait assigner par le dessinateur une évidence, celle de représenter et de signifier. Poussin déclarait en son temps : « Lisez l’histoire et le tableau ». Thomas Bouquet infléchit cette conception dans un sens moderne et non-figuratif : premier est le mouvement de la main, main qui a renoncé, non pas à l’idée mais au sujet, reconnaissable, et à « l’histoire », lisible. Dès lors solitaire sur la page, le geste œuvre avec mélancolie. Aussi Thomas Bouquet a-t-il élu les ténèbres inhérentes aux arts graphiques : le dessin à la mine de plomb ainsi que l’eau-forte, qui fait subir à la plaque de cuivre une double épreuve, celle de la pointe sèche, qui l’écorche, puis de l’acide, qui la mord. Par le vocabulaire qui est le leur, ces techniques seraient placées sous le signe mélancolique de Saturne : l’astre que les alchimistes associaient au métal de l’Œuvre au noir, le plomb, et le dieu du Temps qui selon la mythologie avait dévoré ses propres enfants. L’encre, liquide noir qui s’imprime sur le papier, est elle-même mélancolie, humeur dont le nom grec (mélaina kholè) désignait littéralement la bile noire, ce fluide sécrété par la rate et qui était à l’origine de la tristesse selon la médecine hippocratique. Les Grecs appelaient l’organe de la rate splèn, d’où vient notre moderne spleen. Baudelaire se souvient de cette relation entre la mélancolie et les arts graphiques lorsqu’en 1859 il parle de « ces aquafortistes qui ne sont jamais contents de la morsure, et qui transforment en ravines les écorchures de la planche ». Sans doute songe-t-il à ces gravures que sont la Melencolia de Dürer (1514) et Les Caprices de Goya (1799) ; peut-être prévoit-il déjà ce que seront L’Enfer de Gustave Doré (1861) et La Nuit d’Odilon Redon (1886)… Toutes ces œuvres au noir procèdent du trouble de l’imagination qu’est la mélancolie – à la fois vision du génie et hallucination de la folie –, ce qu’au sujet des Caprices de Goya Baudelaire appelait « le fantastique ». C’est précisément ce dernier terme que Thomas Bouquet invoque aujourd’hui lorsqu’il explique le caractère non-figuratif ou, dirions-nous, halluciné, de ses eaux-fortes et de ses dessins. À l’opposé du figuratif qui s’appuyait sur la clarté de la réalité extérieure et de son évidence (celle du sujet et de sa signification), le non-figuratif se fonde sur l’obscurité des visions intérieures et de leur mystère : comme le noir, il est profondément suggestif, hermétique.

Ainsi que l’atteste le titre d’une eau-forte, les œuvres réalisées par Thomas Bouquet naissent dans l’épreuve et de l’épreuve : épreuve que la pointe sèche et l’acide font subir à la plaque de cuivre, comme la mine de plomb à la blancheur du papier ; épreuve que l’artiste lui-même endure dans le labeur d’un exercice, celui du geste quotidien ; épreuve de l’âme mélancolique, soumise aux caprices des visions qui l’irritent et la tourmentent – les brumes ou les forêts, ces apparitions tentatrices qui font convoiter l’Impossible : saisir l’insaisissable ou pénétrer l’impénétrable… – ; épreuve du corps humain, comme ces formes organiques proches de viscères disséqués et qui évoquent les planches douloureuses des écorchés anatomiques de l’âge classique, d’André Vésale à L’Encyclopédie… Ici, tout se dérobe et se déforme, se dissout et se déplie, attestant l’exercice de la noire Mélancolie, qui calcine ou incise, dévorant ses victimes. L’enjeu est bien d’exposer à nos yeux et par la cruauté du trait une vérité que nous gardions soigneusement dissimulée à l’intérieur de notre personne, vérité des profondeurs ténébreuses que sont les entrailles du corps et les pulsions de l’âme. Or, à ces profondeurs informes, seul l’art est capable de conférer une forme, en d’autres termes une beauté. Car les hallucinations du fou ne sont jamais loin de s’inverser en songes du poète – comme les viscères en végétations, la décomposition en floraison, la mortalité en vitalité… Ramifiés à l’infini, ces mondes intérieurs, qui se situent opiniâtrement sur le seuil du noir et du blanc, sont à la fois grouillants et luxuriants, monstrueux et merveilleux, résolument ambigus – fantastiques. Les labyrinthes de Thomas Bouquet proposeraient à l’œil fasciné du spectateur une épreuve initiatique : tenter de résoudre l’énigme d’un chemin obscur qui, à travers les errances et les erreurs, conduirait le mélancolique encore troublé par les visions nocturnes de ses cauchemars anciens vers la liberté enfin conquise de la lumière et de la grâce. – De la grâce, qui est la Vérité.

Sébastien Mullier